The Memory Of The Stateless Ghosts

2018
Exhibitions

Marco Godinho
The Memory of the stateless ghosts
13.01.18 – 25.03.18

L’Abbaye – Espace d’Art Contemporain, Annecy
Commissariat : Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon

« Je crois que ma patrie... mon capital c’est d’être apatride. C’est ce qui me pousse à continuer. C’est ce qui fait que dès que je suis quelque part, je suis très curieux, je deviens tout de suite un viennois, un français, un allemand. J’ai passé un an en Amérique, et j’ai tout de suite lu des livres en anglais. Je n’ai pas vraiment de patrie. »

Daniel Spoerri


Marco Godinho, par sa double nationalité (Portugaise et Luxembourgeoise), ses nombreux déplacements et sa pratique multiculturelle, incarne une identité ouverte, en mouvement. À l’image de la Méditerranée, il navigue sur plusieurs disciplines et territoires, reliant sans cesse une connectivité à son époque et un ancrage plus local de par son lien personnel avec le Portugal, entre le Sud et l’Océan, lointain et inaccessible. Son travail questionne, sans jamais les représenter, des problématiques identitaires, culturelles et géographiques détournées, qui renvoient à une quête de liberté, de mobilité et d’émancipation. Avec une économie de moyens et une esthétique du quotidien, Marco Godinho élabore des œuvres et des récits qui s’étirent dans le temps. La temporalité est une valeur centrale dans la pratique de l’artiste car elle est le réceptacle de cette créativité transformatrice. Éprouver la dimension temporelle à travers des expériences entamées à un endroit et à un moment particulier, puis reprises dans un autre lieu, à un moment différent, dans un autre contexte, entraîne le regardeur dans une dynamique vagabonde et vivante, qui le transforme irrémédiablement.

Dans une vidéo de 2017, Eternal Flame, il plante, sur une petite motte de neige, évoquant un territoire vierge et neutre, une allumette, dont la flamme fragile et vacillante fait office d’emblème. L’image, qui tourne en boucle, est volontairement rapprochée de la flamme, dont le mouvement léger et subtile, est assimilable à un souffle, une respiration, et plus symboliquement, à un drapeau balloté par le vent, mais dont l’inscription est absente. Ce haïku visuel démystifie efficacement les polémiques actuelles et stériles sur les frontières, les territoires, les identités et les symboles nationaux.

En s’appropriant et en détournant un détail de la mosaïque composant le sol du Padrão dos Descobrimentos/Monument aux Découvertes, érigé à la mémoire des navigateurs portugais des XVe et XVIe siècles et du prince Henri le Navigateur à Lisbonne, il nous montre une caravelle immobilisée, dont le drapeau est devenu blanc, vide, invisible et sans emblème. Avec cette image (Stateless Ghost, 2016-2018), il attire notre regard vers cette surface blanche et nous invite à y projeter d’autres identités, d’autres histoires et d’autres possibles. Le futur collectif doit se repositionner d’abord et avant tout sur l’humain, l’individu, la communauté choisie, et non pas uniquement la nation, la masse, le peuple, des catégorisations devenues obsolètes. La tradition, les racines, les rituels, que Marco Godinho affectionne aussi, constituent un patrimoine vivant et immatériel à s’approprier et non à figer. On le sait déjà, les contre-utopies des années 1960, que l’on a parfois qualifiées de dystopies, sont désormais en marche. Il y aura autant d’utopies que d’individus grâce aux nouvelles technologies, qui permettent désormais l’autonomie dans tous les domaines de la production humaine.

Par choix politique et poétique, Marco Godinho accepte d’être « indéfinissable », « voyageur invisible », « multitude », « poussière1 », « immensité2 » pour se mettre dans la peau de l’étranger, du voyageur errant et inventer sa liberté. Forever immigrant3 est ainsi une des incarnations de cette identité mutante, qui est au cœur de son travail. Identité sublimée4 qu’il décline à l’infini à l’aide d’un motif identique – un tampon administratif dont le contenu et le diamètre de la taille de l’empreinte de son pouce est en réalité un portrait de l’artiste lui-même – essaimé sur les murs de la ville ou des Centres d’art5 comme le symbole de la multitude, de l’innombrable et du dissemblable, singulier et unique. Forever immigrant est un statement politique, qui fait directement écho à la notion de mobilité et de déracinement comme terrain fertile pour la créativité. C’est donc un appel à une expérience existentielle et perceptive. Une revendication de l’artiste, qui se positionne d’abord comme un individu libre et autonome plutôt que comme le citoyen d’un territoire figé, enfermé et fixé dans ses traditions et ses héritages.

Bien entendu, cette injonction à lui-même et à nous tous sonne comme une exigence de chaque instant. Une nécessité intérieure. D’autres artistes de la génération de Marco Godinho comme le collectif Claire Fontaine ont aussi inscrit au néon et dans différentes langues des statements (Étrangers partout6) politiques de cette teneur.

Les activations de Forever Immigrant, œuvre dématérialisée, à protocole, notamment la plus récente sur la façade et à l’intérieur de la Sucrière à Lyon7, incarnent une quête philosophique : la recherche de la liberté à l’intérieur du collectif ou en solitaire. Les motifs deviennent abstraits par leur accumulation et leur répétition et prennent possession de la surface, à la manière d’un Wall Drawing de Sol Lewitt, mais en introduisant une dimension performative et ouverte, qui en fait un dessin vibratoire, et presque sonore. Ces cachets de tampon proposent plusieurs niveaux de lecture. Individuellement, ils disent le positionnement de l’artiste. Collectivement, ils dessinent une foule, un nuage, un paysage, un essaim d’oiseaux, un banc de poissons, un tourbillon, une tempête... Autant d’incarnations possibles de notre monde. A chacun d’y reconnaître le symbole qui extériorise au mieux ses émotions et ses aspirations. Ce qui en fait une œuvre, certes politique, mais, singulièrement conceptuelle et poétique à la fois.

Pour cette exposition en 2018 à la Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon à Annecy, il greffe à son identité d’artiste celle du stateless ghost (le fantôme apatride), qui donne aussi le titre générique aux propositions imaginées pour le lieu. Cette image du fantôme fait écho à la dimension liquide et désincarnée de notre époque. Elle fait aussi référence à la prolifération d’identités et de mémoires de plus en plus vides. Identités creuses, qui sont l’exacte antidote du projet philosophique et poétique que Marco Godinho développe. La figure du fantôme apatride nous parle aussi, à priori, de l’exil forcé pour des milliers de personnes déplacées et ignorées par l’Occident, impuissant face à leur dignité et leur courage. Mais, c’est aussi l’affirmation par l’artiste que ce statut d’exilé n’est, en réalité, ni un cauchemar, ni une honte, mais bien plutôt la possibilité d’une émancipation. La possibilité d’un territoire sans frontières, sans limites, d’un monde connecté et interactif. La possibilité d’une liberté justement. D’un recommencement.

Marco Godinho est un artiste face à l’histoire, qui ne cherche pas à la commenter, mais davantage à provoquer des situations poétiques, des combinaisons infinies d’expériences et de jeux sémantiques, qui invitent, subtilement, à regarder sans jugement, notre monde, ses « apories », ses contradictions, ses absurdités, mais aussi ses immenses potentialités. Faire corps avec cette réalité, nous ouvrent à la connaissance, à la sagesse, à la tolérance, à l’attention, autant de valeurs qui nous transforment et nous détournent de nos conditionnements et de nos préjugés. Plutôt que d’affirmer une posture définitive et conditionnée par des croyances, Marco Godinho accepte notre incomplétude et notre devenir constant. Il manie ainsi des mots, des expériences, des gestes du quotidien qui opèrent des suspensions dans le temps. Ces ruptures douces dans nos mécanismes et nos schémas habituels autorisent une vision, un regard, une perception, dont il faut se saisir pour inventer d’autres langages, d’autres codes, d’autres affects et d’autres chemins.

Elargir l’expérience, accepter de rêver notre destin, rencontrer le temps, l’ailleurs, l’invisible, le visible, l’immense, être multitude, expérimenter l’indissociable sont autant de postures sensibles et vulnérables, qui certes fragilisent l’individu et qui affolent notre civilisation matérialiste, mais qui ouvrent en réalité de nouvelles fenêtres, de nouveaux paysages, de nouvelles expériences et donc de multiples sentiers. C’est le seul chemin pour opérer une mutation.

Cette sollicitation et cette acuité permanentes à soi et à l’environnement, placent l’artiste dans un état d’inconfort et de tensions. A partir de cet état d’incertitude et d’inachèvement, symbolisé par des propositions plastiques fragiles et inframinces, Marco Godinho prolonge l’histoire de l’art conceptuel, tel qu’il émerge dans les années 1960 avec des personnalités comme On Kawara, Stanley Brouwn et Joseph Beuys. Cette approche conceptuelle de l’art, qui pousse le regardeur à devenir lui-même auteur, actif, mutant, responsable, au sens où l’artiste offre des formes et des langages que le receveur doit achever, est réactivée par une génération actuelle, qui ajoute sa particularité : celle de la sensibilité, de l’affect, du vulnérable. Des concepts dématérialisés que Yves Klein a su oser dans une période dominée par le matériel. Avec ses zones de sensibilité, Klein élève l’intelligence relationnelle émotionnelle au rang de valeur esthétique et spirituelle8. Une génération actuelle, dont Marco Godinho fait partie, se réapproprie cet épisode de l’histoire de l’art, où le conceptuel et l’affect se rencontrent. On est là dans une zone de co-créativité, qui ne passe pas uniquement par le regard, le jeu, la participation du regardeur, mais par l’intériorisation, l’ingestion, l’intégration d’une expérience, pour tendre vers l’individuation. Ce que Gilles Deleuze appelle des « percepts ». Les « percepts » provoquent des changements, des prises de conscience et donc des évolutions, qui mènent à la transformation de soi.

Un projet de vie, sans début ni fin. Un processus.

D’où, dans la pratique de Marco Godinho, plusieurs travaux nécessitant des gestes précis et répétitifs, dans lesquels il nous donne à voir la transformation d’un objet dans la durée et dans la quantité. Les pages d’une encyclopédie9, d’un journal quotidien, d’un cahier d’écolier10, d’enveloppes vides collectées, sont ainsi transformés par le passage inlassable du temps, des éléments (eau, vent, lumière), des gestes de découpages, de collecte et d’inventaire. Autant d’indices qui nous montrent que son projet s’inscrit dans un temps long, celui de la mémoire collective et d’une forme de transmission par le vécu. Un temps long et infini, une matière dense plus signifiante que le territoire, la matérialité, les frontières... Une matière invisible mais vivante, commune à tous comme le souffle11.

Il en est ainsi du projet politique européen, dont Marco Godinho transcende et poétise l’échec annoncé avec ce palindrome inscrit au graphite et à la feuille d’or à l’échelle du mur du lieu, tel un statement, un mantra, un leitmotiv potentiellement transformable, et non une fatalité : Europa devient Aporie12. Ce qui signifie un territoire sans chemin. Se perdre en chemin est toutefois aussi une étape nécessaire et fondatrice dans la construction de la démocratie ou dans celle de l’individuation de toute personnalité en quête de vérité. En dialoguant avec l’extrême vulnérabilité du migrant, de l’exclu, du nomade, du marginal et du mendiant (Together, 2018), Marco Godinho cultive une disponibilité permanente au présent, qui lui permet de « gagner en profondeur et de travailler un corps invisible ». Accepter cet état inachevé et impur est une exigence absolue. Un état de créativité
permanente. Comme l’ont montré les grands aventuriers de l’esprit, Ulysse, Diogène, Camões (Left to Their Own Fate, 2016)’’, c’est précisément dans cet état d’acceptation active, et non résignée, que l’humanité trouve son chemin, dessine son destin et saisit le sens de ses obstacles et de ses expériences.

Caroline Cros

  1. Marco Godinho, ET (Le dernier dialogue possible), Editions Bis, 2015.
  2. Pour chacune de ses expositions personnelles, l’artiste installe discrètement le symbole du nombre infini,
    pour signaler sa présence et activer cette quête sans fin.
  3. 2012, collection du 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz.
  4. Dans nos échanges, l’artiste parle de mantra, de respiration, de souffle ou encore de Haïku.
    On est bien là à la lisière du spirituel et de l’immatériel.
  5. Faux Mouvement, Metz, Casino du Luxembourg – Forum d’art contemporain.
  6. Claire Fontaine, Foreigners Everywhere, 2009, collection du Musée de l’Histoire de l’Immigration,
    Palais de la Porte Dorée, Paris. Cette formule sémantique est empruntée à un collectif anarchiste italien.
  7. Mondes Flottants, 14e Biennale de Lyon, 18 septembre 2017 - 7 janvier 2018.
  8. Zones of Immaterial Pictorial Sensibility, 1959-1962, Archives Yves Klein. L’artiste donne rendez-vous à de potentiels
    collectionneurs sur les bords de la Seine. En guise de paiement, l’acheteur apporte une barre en or, une moitié est jetée
    dans la Seine et la seconde remise à Yves Klein, qui fait le choix de la jeter aussi. Le sujet de cette action est le dialogue
    sur la valeur de l’art qui s’instaure alors entre l’artiste et l’acheteur.
  9. History revisited (Memory Hole), 2007-2013, inv. FNAC 2014-0351 (1 à 156),
    collection CNAP – Centre National des Arts Plastiques, Paris.
  10. Written by Water, collection de cahiers plongés dans différents sites de la Méditerranée et
    vidéo documentant l’action de l’artiste dans le paysage, 2013-2017.
  11. A Permanent Wind Inside Us, poème imprimé et disponible sous forme de document A4,
    mais à la disposition des visiteurs, 2017.
  12. Poros veut dire chemin en grec.
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